Tuesday, June 21, 2011
Wednesday, June 15, 2011
Multitudes Web - 2. Y-a-t-il un espace public populaire ?
Multitudes Web - 2. Y-a-t-il un espace public populaire ?
Entretien avec Eustache Kouvelakis par Arlette Farge
Existe um espaço público popular?
Entretien avec Eustache Kouvelakis par Arlette Farge
Multitudes Web - 1. Le privé et le public , une circulation nécessaire
Multitudes Web - 1. Le privé et le public , une circulation nécessaire
Mise en ligne septembre 1997
L’opposition entre ces deux termes [1], privé et public, est à la fois ancienne et moderne. C’est sans doute pourquoi je la crois toujours incroyablement pertinente. Hannah Arendt, introduisant avec force le « social » comme troisième dimension, n’a pas réellement modifié cette opposition classique. On peut le regretter ; mais il faut partir de là.
Nous savons que l’affirmation de la séparation entre ces deux espaces, ces deux sphères, est une construction moderne. Si construction il y a, la représentation de cette construction importe autant que sa réalité. Si cette représentation existe autant que sa réalité, elle n’est pas le double de la réalité, plutôt une fiction, source. C’est pourquoi je substitue une construction à une autre : je propose de parler de circulation entre le privé et le public. De ce point de vue l’image de deux sphères est meilleure que celle de deux espaces car le recoupement des sphères se conçoit visuellement assez facilement.
La construction moderne des deux sphères est bornée par deux repères : la production de la vie d’une part, le gouvernement d’autre part. Le premier repère relèverait du privé, le second du public. Il apparaît rapidement, sur ces deux points, que la circulation l’emporte sur la séparation. Reproduction humaine et production sociale s’entraînent mutuellement ; gouvernement politique et gouvernement domestique ont une origine historique commune.
Il est vrai que mon point de vue est privilégié : avec le prisme de l’histoire des femmes et la recherche de la pensée de la différence des sexes, la perspective montre d’emblée comment les cercles des sphères se recoupent. Je propose donc de considérer la différence des sexes, sous l’image de la femme, comme un opérateur, opérateur de lecture de la circulation entre privé et public.
Nous savons que l’affirmation de la séparation entre ces deux espaces, ces deux sphères, est une construction moderne. Si construction il y a, la représentation de cette construction importe autant que sa réalité. Si cette représentation existe autant que sa réalité, elle n’est pas le double de la réalité, plutôt une fiction, source. C’est pourquoi je substitue une construction à une autre : je propose de parler de circulation entre le privé et le public. De ce point de vue l’image de deux sphères est meilleure que celle de deux espaces car le recoupement des sphères se conçoit visuellement assez facilement.
La construction moderne des deux sphères est bornée par deux repères : la production de la vie d’une part, le gouvernement d’autre part. Le premier repère relèverait du privé, le second du public. Il apparaît rapidement, sur ces deux points, que la circulation l’emporte sur la séparation. Reproduction humaine et production sociale s’entraînent mutuellement ; gouvernement politique et gouvernement domestique ont une origine historique commune.
Il est vrai que mon point de vue est privilégié : avec le prisme de l’histoire des femmes et la recherche de la pensée de la différence des sexes, la perspective montre d’emblée comment les cercles des sphères se recoupent. Je propose donc de considérer la différence des sexes, sous l’image de la femme, comme un opérateur, opérateur de lecture de la circulation entre privé et public.
Le vivant
La pensée féministe de ces vingt dernières années a insisté sur le fait que la reproduction de la vie, enfantement et entretien de l’existence, participait du système de production. Reprise vigoureuse de l’analyse marxiste qu’il serait vain d’oublier et qui a servi de démonstration à l’assertion d’alors : « le privé est politique ». Mais ce n’est pas pour autant que furent entrepris des analyses sur la circulation entre les sphères. Sur deux points par exemple, la production de la vie et le travail des femmes.
Repartons du corps et du vivant, deux termes proches et pourtant distincts : en parallèle, notre époque vit deux grandes révolutions, celle d’une appropriation, par les femmes, de leur corps à travers la contraception et le droit à l’avortement, et celle de la maîtrise du vivant avec les Nouvelles Technologies de Reproduction. D’un côté le corps reproducteur d’une femme change de statut, et d’objet, devient sujet : « notre corps nous-mêmes », disaient les féministes. Et ce passage à la position de sujet est une vraie et bonne révolution dans ce siècle de désastres. De l’autre côté, la technologie apporte des réponses aux difficultés de procréation qui placent la reproduction entre, là encore, une maîtrise, et le commerce traditionnel des femmes. Deux révolutions, deux nouvelles maîtrises dont le parallélisme historique nécessite la compréhension de leur interdépendance, plus même, une analyse conjointe.
Le lien entre production et reproduction se lit évidemment assez bien à travers le travail des femmes, salarié et non salarié. Je parlerai volontiers du brouillage savamment entretenu dans les représentations de la fameuse « double journée » des femmes. Deux exemples : le travail domestique, payé ou non payé suivant qu’il est accompli par la femme du foyer ou par une employée de maison, n’est jamais appréhendé dans ce double statut. Voilà pourtant une circulation privé/public drôlement complexe ! Quant à la double journée des femmes, qui permet quelques mensonges aussi bien sur le temps partiel que sur le désir des femmes à chercher des aménagements, je soulignerai simplement ceci : au moment où tous s’intéressent à l’éthique dans l’entreprise, il me semble qu’il serait bon de « démoraliser » la condition de la femme au travail. A contretemps d’une éthique propre au salarié citoyen et à son employeur, je verrai bien les femmes désigner l’articulation privé/public de leur double journée comme ce qui doit cesser de relever d’une prétendue responsabilité morale.
Repartons du corps et du vivant, deux termes proches et pourtant distincts : en parallèle, notre époque vit deux grandes révolutions, celle d’une appropriation, par les femmes, de leur corps à travers la contraception et le droit à l’avortement, et celle de la maîtrise du vivant avec les Nouvelles Technologies de Reproduction. D’un côté le corps reproducteur d’une femme change de statut, et d’objet, devient sujet : « notre corps nous-mêmes », disaient les féministes. Et ce passage à la position de sujet est une vraie et bonne révolution dans ce siècle de désastres. De l’autre côté, la technologie apporte des réponses aux difficultés de procréation qui placent la reproduction entre, là encore, une maîtrise, et le commerce traditionnel des femmes. Deux révolutions, deux nouvelles maîtrises dont le parallélisme historique nécessite la compréhension de leur interdépendance, plus même, une analyse conjointe.
Le lien entre production et reproduction se lit évidemment assez bien à travers le travail des femmes, salarié et non salarié. Je parlerai volontiers du brouillage savamment entretenu dans les représentations de la fameuse « double journée » des femmes. Deux exemples : le travail domestique, payé ou non payé suivant qu’il est accompli par la femme du foyer ou par une employée de maison, n’est jamais appréhendé dans ce double statut. Voilà pourtant une circulation privé/public drôlement complexe ! Quant à la double journée des femmes, qui permet quelques mensonges aussi bien sur le temps partiel que sur le désir des femmes à chercher des aménagements, je soulignerai simplement ceci : au moment où tous s’intéressent à l’éthique dans l’entreprise, il me semble qu’il serait bon de « démoraliser » la condition de la femme au travail. A contretemps d’une éthique propre au salarié citoyen et à son employeur, je verrai bien les femmes désigner l’articulation privé/public de leur double journée comme ce qui doit cesser de relever d’une prétendue responsabilité morale.
Le gouvernement
Nous avons pris l’habitude de ne voir le gouvernement que sous sa forme publique et politique. La famille, société de la vie privée, est considérée sous l’angle de son « chef » d’un côté, et de « l’autorité parentale » de l’autre. Tels furent les termes du XXè siècle. Pourtant, l’autorité dans l’espace familial fut longtemps couplée avec la souveraineté nationale sous le terme polysémique de « gouvernement ». Jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, en effet, on pense d’un même mouvement le gouvernement domestique et le gouvernement politique avec la double image patriarcale du père et du roi. Et dans les deux espaces, privé et public, se posait la question du gouvernement des femmes, mis en balance de façon comparative : dans la famille, le gouvernement leur est plus facilement contesté qu’à la Cour ; tel est l’avis de Montesquieu, tout à fait théorique il est vrai.
Mais l’intéressant est dans la comparaison et dans le fait qu’on envisage l’existence parallèle de deux gouvernements. C’est ce que Le Contrat social de Rousseau va dissoudre, exigeant que toute comparaison cesse entre la structure d’un Etat et celle de la famille. Dans l’espace public, le gouvernement sera désormais concurrencé par la représentation politique, deux façons distinctes d’exercer le pouvoir ; dans la famille, en revanche, surgit et resurgit l’idée du chef et de son autorité incontesté. On ne discute plus alors du gouvernement des femmes dans une situation comme dans l’autre : après 1800, les femmes sont hors de la citoyenneté politique d’une part et en situation de tutelle civile d’autre part. L’heure n’est pas au pouvoir des femmes. Cela renvoie à la thèse même d’Aristote : quel que soit le rapport entre les sexes, la femme n’a jamais le pouvoir de commandement.
Inutile de dire que le XXè siècle s’est bien gardé de respecter ces impératifs. Dans la sphère publique comme dans la sphère privée, la question du pouvoir des hommes et des femmes est désormais soulevée, et loin d’être réglée. Dans la famille, les autorités sont conjointes ou disjointes, dans la cité les hommes tentent de garder leur monopole. Dans les deux cas, existe maintenant une tension entre hommes et femmes à partir de leurs positions respectives de sujets et de citoyens.
Mais l’intéressant est dans la comparaison et dans le fait qu’on envisage l’existence parallèle de deux gouvernements. C’est ce que Le Contrat social de Rousseau va dissoudre, exigeant que toute comparaison cesse entre la structure d’un Etat et celle de la famille. Dans l’espace public, le gouvernement sera désormais concurrencé par la représentation politique, deux façons distinctes d’exercer le pouvoir ; dans la famille, en revanche, surgit et resurgit l’idée du chef et de son autorité incontesté. On ne discute plus alors du gouvernement des femmes dans une situation comme dans l’autre : après 1800, les femmes sont hors de la citoyenneté politique d’une part et en situation de tutelle civile d’autre part. L’heure n’est pas au pouvoir des femmes. Cela renvoie à la thèse même d’Aristote : quel que soit le rapport entre les sexes, la femme n’a jamais le pouvoir de commandement.
Inutile de dire que le XXè siècle s’est bien gardé de respecter ces impératifs. Dans la sphère publique comme dans la sphère privée, la question du pouvoir des hommes et des femmes est désormais soulevée, et loin d’être réglée. Dans la famille, les autorités sont conjointes ou disjointes, dans la cité les hommes tentent de garder leur monopole. Dans les deux cas, existe maintenant une tension entre hommes et femmes à partir de leurs positions respectives de sujets et de citoyens.
La circulation
Au regard de la dimension sexuée de l’histoire, les deux repères proposés, le vivant et le gouvernement, illustrent le propos d’une circulation bien plus que d’une séparation des deux sphères. Le vivant désigne la reproduction de l’espèce comme un tissu où se lient et se délient la maîtrise et le travail que cette reproduction exige. Le gouvernement montre qu’un espace d’autorité se pense en relation à l’autre espace et non dans une hétérogénéité respective ; famille et cité se répondent.
Deux brefs exemples : il est remarquable que la maîtrise du vivant oblige à mettre sur la place publique ce qui relevait de l’intime à l’intérieur du privé : la production du foetus. Celle-ci est devenue, du côté de l’autonomie des femmes comme des techniques de reproduction une véritable affaire publique (cf Barbara Duden, L’invention du foetus, ed. Descartes et Cie, 1995).
De même, en interprétant la lutte pour ou contre le divorce depuis la première loi de 1792 comme une affaire religieuse dans une république naissante, on s’est privé de la lecture d’un enjeu politique autre, celui de la liberté des femmes. Le divorce donne une indépendance citoyenne aux femmes, une liberté privée dont elles pourraient user dans la vie publique. Telle est l’interprétation du Vicomte de Bonald dès 1800 et il ne se trompe guère.
Plaidons, donc, pour cette circulation des affaires et des enjeux entre la sphère privée et la sphère publique. Circulation politique vraisemblablement car, en faisant de la différence des sexes un opérateur pour lire cette circulation, on s’aperçoit qu’il s’agit souvent d’évaluer la liberté des femmes et l’égalité des sexes. L’autonomie, l’indépendance, le gouvernement de soi, nous renvoient à cet individu démocratique pris entre deux lieux, privé et public.
Gardons-nous cependant de coller l’étiquette politique trop simplement. L’affaire des sans papiers illustre bien l’ambiguïté de cette circulation politique. Certes, le féminisme a dit que le privé était politique ; à quoi il fut aussitôt rétorqué, à juste titre, que l’intime reste néanmoins privé. « Pour vivre heureux, vivons cachés » est une formule qui aurait plu à Hannah Arendt. Mais le privé intime n’est pas seulement le support du bonheur ; il est aussi celui de la liberté de chacun. L’Etat, qui n’est pas tout du public n’a pas que des droits face au privé (cf. Etienne Balibar, Le Monde, 19 février 1997). Inversement, cache-t-on seulement l’intimité du bonheur ou la liberté menacée ?
Il est des espaces publics où se retire la vie privée dès lors que la vie individuelle échappe au ronronnement de la vie sociale quotidienne. La maladie, l’accident, la mort sont désormais si peu exposés au regard public (hors de quelques médiatisations) que la personne singulière est reléguée dans des lieux spécialisés. La maladie a-t-elle vraiment « droit de cité » ? Offre-t-on aujourd’hui à la mort un espace de deuil, ou plutôt un temps social de deuil ? Quelle violence du caché, violence imposée parfois plus qu’on ne l’imagine ?
Cacher le bonheur, cacher l’être menacé, cacher le corps souffrant : ces attitudes existentielles, en rien semblables, nous laissent dans cet aléatoire d’une circulation entre le privé et le public, à jamais ouvert sur le choix de l’individu singulier.
Deux brefs exemples : il est remarquable que la maîtrise du vivant oblige à mettre sur la place publique ce qui relevait de l’intime à l’intérieur du privé : la production du foetus. Celle-ci est devenue, du côté de l’autonomie des femmes comme des techniques de reproduction une véritable affaire publique (cf Barbara Duden, L’invention du foetus, ed. Descartes et Cie, 1995).
De même, en interprétant la lutte pour ou contre le divorce depuis la première loi de 1792 comme une affaire religieuse dans une république naissante, on s’est privé de la lecture d’un enjeu politique autre, celui de la liberté des femmes. Le divorce donne une indépendance citoyenne aux femmes, une liberté privée dont elles pourraient user dans la vie publique. Telle est l’interprétation du Vicomte de Bonald dès 1800 et il ne se trompe guère.
Plaidons, donc, pour cette circulation des affaires et des enjeux entre la sphère privée et la sphère publique. Circulation politique vraisemblablement car, en faisant de la différence des sexes un opérateur pour lire cette circulation, on s’aperçoit qu’il s’agit souvent d’évaluer la liberté des femmes et l’égalité des sexes. L’autonomie, l’indépendance, le gouvernement de soi, nous renvoient à cet individu démocratique pris entre deux lieux, privé et public.
Gardons-nous cependant de coller l’étiquette politique trop simplement. L’affaire des sans papiers illustre bien l’ambiguïté de cette circulation politique. Certes, le féminisme a dit que le privé était politique ; à quoi il fut aussitôt rétorqué, à juste titre, que l’intime reste néanmoins privé. « Pour vivre heureux, vivons cachés » est une formule qui aurait plu à Hannah Arendt. Mais le privé intime n’est pas seulement le support du bonheur ; il est aussi celui de la liberté de chacun. L’Etat, qui n’est pas tout du public n’a pas que des droits face au privé (cf. Etienne Balibar, Le Monde, 19 février 1997). Inversement, cache-t-on seulement l’intimité du bonheur ou la liberté menacée ?
Il est des espaces publics où se retire la vie privée dès lors que la vie individuelle échappe au ronronnement de la vie sociale quotidienne. La maladie, l’accident, la mort sont désormais si peu exposés au regard public (hors de quelques médiatisations) que la personne singulière est reléguée dans des lieux spécialisés. La maladie a-t-elle vraiment « droit de cité » ? Offre-t-on aujourd’hui à la mort un espace de deuil, ou plutôt un temps social de deuil ? Quelle violence du caché, violence imposée parfois plus qu’on ne l’imagine ?
Cacher le bonheur, cacher l’être menacé, cacher le corps souffrant : ces attitudes existentielles, en rien semblables, nous laissent dans cet aléatoire d’une circulation entre le privé et le public, à jamais ouvert sur le choix de l’individu singulier.
[1] Notes pour le séminaire "Penser le contemporain", ENS Fontenay-Saint-Cloud, mai 1997 ; sur ce thème, y intervenaient également Jean Robelin et François Roussel.
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